Apprendre à danser avec Abbas, par Kamy Pakdel
Comment faire en sorte qu'un homme n'aimant pas parler de son travail raconte sa vie et la richesse de son parcours photographique ? C'est le défi relevé par Kamy Pakdel, qu'il nous raconte dans cet entretien. On y découvre que, malgré sa carapace de pudeur, Abbas était un homme affable, regorgeant d'histoires à raconter.
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Zoé Isle de Beauchaine : Vous êtes éditeur mais aussi réalisateur, pouvez-vous nous parler de votre rapport à ces deux métiers de l’image, leurs grandes différences, leurs grandes similarités ?
Kamy Pakdel : Je suis directeur artistique plutôt qu’éditeur, donc avant tout, mon regard et mon intérêt se focalisent sur l’aspect artistique et esthétique des sujets. Ce sont les démarches artistiques et les processus créatifs qui m’animent. Depuis toujours, j’ai été fasciné par les histoires, surtout par les parcours de vie. C’est ce que je cherche à mettre en avant, que ce soit dans les films ou les livres.
ZB : Comment avez-vous découvert l’œuvre d’Abbas ?
KP : En 2001, j’étais un jeune directeur artistique dans une maison d’édition prestigieuse (éditions Autrement). Ils avaient le projet de réaliser un livre sur l’Iran et je leur ai proposé de le concevoir sous forme de livre photo. J’ai alors contacté Abbas, dont je connaissais bien le travail remarquable de photojournalisme sur le sujet.
Bien sûr, il a d’abord refusé, affirmant que ce projet n’était pas une priorité pour lui ! Abbas était un homme très direct, intransigeant et autoritaire. Cependant, je ne me suis pas laissé intimider et je lui ai dit une phrase qui l’a fait beaucoup rire. À partir de ce moment-là, il a accepté de me rencontrer et nous avons décidé de collaborer sur le livre « IranDiary 1971-2001 », qui est devenu une référence dans son genre.
ZB : Il aura fallu attendre vingt ans avant qu’il n'accepte que vous le filmiez. Comment avez-vous travaillé avec lui pour ce documentaire ?
KP : En travaillant sur ce premier livre avec Abbas, nous avons développé une bonne entente et j’ai été impressionné par tout ce qu’il avait à raconter et à partager. Mais un livre me semblait trop court et limité comme médium. Un jour, je lui ai dit : « Je ferai un film sur ton parcours et ton travail. » Je me souviens encore de son expression et n’oublierai jamais sa réponse. Il avait souri et m’avait dit : « On fait ce genre de film avant de mourir. J’ai encore beaucoup de choses à accomplir… » Chaque année, des demandes de films sur lui affluaient de partout, mais il les refusait toutes. J’ai patienté 20 ans et finalement, il m’a dit qu’il fallait le faire rapidement car nous disposions de peu de temps. Ma pudeur m’empêchait de lui demander combien de temps il lui restait exactement. Abbas était gravement malade et je voyais dans son regard qu’il en avait une idée très précise. Je trouvais déplacé de lui demander plus de détails. Très vite, j’ai rassemblé une équipe de tournage talentueuse et nous avons commencé à travailler sur le projet de film. J’ai alors entamé avec Abbas la recherche sur la meilleure manière de raconter son histoire.
ZB : Abbas était réputé pour ne pas trop en dire, ici il semble mettre sa pudeur de côté.
KP : Abbas disait toujours que si l’on doit expliquer une photo, c’est qu’elle est ratée ! Il n’aimait pas du tout parler de lui. Il écrivait très bien et avait un sens aigu de l’analyse, mais tout cela restait très factuel à mon goût. Je lui ai donc proposé de choisir 10 émotions qu’il jugeait importantes pour structurer le film, comme des chapitres. Cette idée lui a plu, mais évidemment, il l’a fait à sa manière en mélangeant émotions et thèmes. J’avais appris à travailler avec Abbas au cours de ces 20 ans. C’était un homme qui voulait tout contrôler. J’avais donc appris à « danser » avec lui pour l’orienter vers ce qui me semblait intéressant.
ZB : Ce film est une véritable collaboration mais Abbas n’a pas pu en voir le fruit puisqu’il est mort une semaine après la fin du tournage. Avait-il laissé des instructions ?
KP : Oui, je lui avais proposé pendant le tournage de voir les rushs, mais il avait refusé. Il m’avait dit qu’il me faisait confiance pour rendre le film beau et réussi. Le dernier jour de tournage, il m’a dit qu’il savait qu’il ne verrait jamais le film monté, mais qu’il souhaitait une seule chose : finir le film avec une photo de sa famille à la fin. Ce jour-là, je lui ai promis que je le ferais. Il m’a serré la main et m’a souhaité bonne chance pour le film. Je ne l’ai jamais revu car six jours plus tard, il nous quittait.
ZB : Qui gère ses archives aujourd’hui ?
KP : Ses archives sont gérées par la fondation Abbas Photo, administrée par ses enfants et son épouse.
Entrevue réalisée en juin 2024
Les photos sont tirées du film Abbas by Abbas
réalisé en 2019 par Kamy Pakdel