Afrique du Sud, portraits chromatiques : Entrevue avec Nathalie Masduraud et Valérie Urréa
Nathalie Masduraud et Valérie Urréa sont documentaristes, au-delà de leurs films personnels, notamment sur l’autisme et la danse pour Valérie, et sur l’occupation et les colonies françaises pour Nathalie, elles s’associent pour réaliser ensemble de nombreux documentaires sociétaux ou historiques.
Elles ont ainsi travaillé particulièrement sur la photographie iranienne et sud-africaine. Leurs projets communs s’attachent généralement à la reconnaissance artistique et sociale des femmes.
Elles ont réalisé ensemble la série Portraits chromatiques dont elles nous expliquent la genèse et l’aventure qu’elle a représentée, à travers la rencontre des photographes sud-africains.
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Emmanuel Bacquet : Bonjour, vous avez réalisé la série de films Portraits chromatiques présentée sur The Darkroom Rumour tout au long du printemps, pouvez-vous nous expliquer ce qui a été à l’origine de cette série ?
Valérie Urréa & Nathalie Masduraud : Tout a démarré aux Rencontres photographiques d'Arles en 2006 : une expo présentait le magnifique travail de David Goldblatt. Cette découverte a été un choc ! David donnait à voir une "autre" histoire de l'apartheid, loin des clichés journalistiques qui ont accompagné, à l'époque, notre adolescence. Nous avons tout de suite eu l'idée de réaliser un portrait de ce photographe exceptionnel. Mais très vite, le projet a évolué. Et au final, nous avons réalisé un documentaire pour Arte, Afrique du Sud, portraits chromatiques, racontant l'histoire contemporaine de ce pays à travers l’objectif de ses plus grands photographes documentaires. De la rencontre avec David Goldblatt, en passant par les membres historiques du collectif Afrapix (une agence indépendante qui avait été fondée à l'époque, sur le modèle de Magnum), le film avance ainsi, de 1976 à nos jours, suivant le fil chronologique des évènements politiques majeurs. On y rencontre toute une scène historique singulière mais aussi une nouvelle génération de photographes, héritiers des valeurs de cette "Struggle Photography" si propre à l'Afrique du Sud. Du militantisme politique d'hier à l'activisme visuel d'aujourd'hui, Afrique du Sud, portraits chromatiques est donc un film d'histoire, mais aussi une réflexion plus approfondie sur le pouvoir de l'image.
Mais parallèlement à ce travail, nous avions envie aussi de réaliser une série web pour accompagner ce doc. En effet, lors de nos repérages, il était clair que l'Afrique du Sud vivait de nouveaux apartheids. Qu'étaient-ils ? En creusant, nous sommes tombés sur des travaux photographiques documentant remarquablement la mutation de cette société. Et il nous semblait important d'en parler. C'est ainsi que Chromatic Society est né, mettant en regard différentes visions de photographes contemporains sur des thématiques sociétales très précises comme : la ville, la violence, la question de la race ou les nouveaux territoires.
EB : Un combat qui dépasse parfois les apartheids purement sud-africains : Zanele Muholi s’engage aussi dans une réflexion sur le genre qui va au-delà du territoire de l’Afrique du Sud.
VU & NM : Oui c’est vrai. En documentant sa communauté et les violences qu'elle subit, Zanele Muholi brosse le portrait d'une certaine manière de ces nouveaux apartheids. À qui appartiennent les corps ? Sur quels territoires ? etc… Son travail percutant remet sans cesse en cause les idéologies et les représentations dominantes qu'une société construit. Elle est une des héritières de la génération Goldblatt et se définit plutôt comme une "Visual Activist". D'ailleurs, elle était l'élève de David.
EB : Élève au sens propre ?
VU & NM : Oui tout à fait. Fin des années 80, Goldblatt avait créé une école de photographie à Johannesburg. Un espace conçu pour accueillir les jeunes défavorisés des townships, les noir.e.s qui n'étaient accepté.e.s dans aucune autre école d'art. C'est dans cette école que Zanele a démarré. Elle dit aujourd'hui que la photographie lui a sauvé la vie, dans ce pays qui a vu un nombre de crimes lesbophobes record. Zanele avait un rapport très profond à David, Il l'accompagnait comme un père, un mentor. Et il l'a aidé à "s'armer" pour lutter contre le racisme et l'homophobie. Depuis plusieurs années, Zanele construit une histoire visuelle des communautés noires LGBTQIA absente du paysage médiatique sud-africain.
L'école de David, la Market Photo Workshop, est toujours en activité à Johannesburg et produit des photographes très intéressants, visuellement très accomplis mais aussi très engagés.
Thandile Zwelibanzi, que l'on peut voir dans l'épisode Inner City, a lui aussi fait cette école. Ainsi que Jodi Bieber, que l’on accompagne dans le film Soweto.
EB : Est-ce le puzzle sud-africain à quoi fait référence le mot « chromatique » : autant de touches de couleurs qui font un ensemble ?
VU & NM : C’est à la fois une référence à la lumière, et à la photographie, mais aussi à ce pays qu’on appelle parfois la nation « arc-en-ciel » : ça nous a semblé le mot le plus juste pour décrire ce vers quoi ces photographes et cette nation tendaient : vivre ensemble, à travers une pluralité de nuances, dans les couleurs de peaux, dans les milieux sociaux… ce pays est fait de toutes ces différences.
Quand on présente dans le même film Look at Me : Zanele Muholi et Pieter Hugo, ce qui nous intéresse au-delà de cette opposition entre l’homme blanc et la femme noire qui viennent de deux milieux différents, c’est qu’ils se complètent et parlent de la même chose. Le travail de Pieter Hugo montre que lui aussi est à la recherche de cette nation arc-en-ciel.
Jodi Bieber c’est une femme, blanche, qui a traversé les moments les plus durs et les plus difficiles de l’apartheid, dans les années 90. Elle a eu le courage d’aller photographier des choses très violentes et dures à ce moment-là, avec les gangs notamment.
Elle a d’ailleurs dû partir pour se reconstruire après avoir été confrontée à toutes ces violences. A son retour en Afrique du Sud, elle s’est mise à travailler sur des sujets plus apaisés.
Ses images sur Soweto que l’on voit dans le film est un travail où elle retourne bien après sur ces lieux où l’on s’attendrait à voir une ville délabrée. Et elle, elle va démontrer le contraire : qu’il y a de la vie, qu’il y a de la couleur, et beaucoup de mouvement dans Soweto ; que c’est peut-être même l’avenir de l’Afrique du Sud.
Dans le film qui réunit David Goldblatt et Mikhael Subotzky, ce qui est intéressant, c’est qu’ici on réunit deux générations différentes à travers deux expressions photographiques singulières. Avec Mikhael Subotzky, c’est une photographie qui a recours à la mise en scène, au collage, aux interventions sur le tirage, c’est une façon de présenter ses photos, et de l’autre avec David Goldblatt c’est une autre façon de raconter, à travers les textes des cartels : deux générations de photographes qui travaillent différemment et qui se rencontrent ici.
Mikhael Subotzky a dû lui aussi prendre de la distance par rapport à la violence qu’il a rencontrée et photographiée. Ça l'a mené davantage vers le travail plastique, pour utiliser la photographie au-delà de sa dimension documentaire.
Quant à David Goldblatt, chez lui c’est toujours cette approche fondamentalement humaine, empathique : il passe beaucoup de temps avec ses sujets, bien avant de les photographier. D’ailleurs quand il photographie quelqu’un, il faut savoir qu’il ne regarde pas dans le viseur : il regarde directement la personne en face de lui. Souvent il travaille à la chambre, à hauteur d’homme : il ne triche pas. Il va essayer de démontrer les choses par le cœur, et dans cette Afrique du Sud tellement violente, il va chercher à voir ce qui peut réunir et permettre de continuer ensemble.
Ensuite, il y a aussi Guy Tillim et Thandile Zwelibanzi qui sont réunis dans le film Inner City. Les deux se répondent autour d’une histoire de Johanneburg et de l’apartheid au sein de cette ville.
Quand on dit apartheid, on parle de séparation géographique. Ce qui nous a intéressées en les réunissant, c’est de montrer la géographie de cet apartheid. L’un et l’autre vont aller photographier un Johannesbourg qui a subi une ségrégation, ces quartiers qui ont été réinvestis, qui appartenaient avant aux blancs, et que les noirs se sont réappropriés.
On a par exemple accompagné Thandile dans ces quartiers où aucun blanc encore aujourd’hui, n’ose aller : notre ingénieur du son avait une appréhension en nous suivant, aller pour la première fois dans des quartiers où il n’aurait jamais osé mettre les pieds ! Tant ce quartier a une réputation dangereuse pour les blancs. Et nous, on s’y est senties totalement bien et acceptées.
Avec ces deux photographes, c’est aussi la question de « comment on va reconstruire » à partir des cendres. Comment on va se réapproprier la ville. Avec Guy Tillim on voit des bandes qui viennent s’installer dans ces endroits en transition, et avec Thandile c’est aussi quelque chose de très actuel, une nouvelle économie, des gens qui apprennent à vivre ensemble, mais tout de même avec cet apartheid qui continue d’exister en creux.
Au final, ce qui est marquant, c’est que tous ces photographes ont fait le choix de rester dans leur pays pour travailler. Ils gardent espoir d'une certaine manière.
EB : Avez-vous d’autres projets, en cours ou sur la photographie ?
VU & NM : Après ces films sur l’Afrique du Sud on a fait un film sur l’Iran, qui est fait de portraits de cinq photographes : quatre femmes et un homme.
Ça s’appelle Focus Iran. On a pu visiter l’Iran à travers leur regard, la photographie étant une grande grande tradition là-bas, y compris chez les femmes qui ont été nombreuses à s’approprier l’appareil. C’était aussi le moyen de montrer comment, à travers un pays si peu libertaire, on peut continuer à s’exprimer avec la photographie.
À côté de ce documentaire, on a fait aussi une série Iran no filter, qui était sur dix très jeunes photographes qui ont photographié la société iranienne, en publiant beaucoup sur Instagram.
… et là on finit un film sur la première réalisatrice femme au monde, Alice Guy, ainsi qu’une série de courts films de fiction inspirés de faits réels, sur les violences faites aux femmes qui sortira sur Arte : la série s’appellera H24.
… mais on espère toujours faire de nouveaux projets sur la photographie !
EB : Vous-mêmes pratiquez-vous la photographie ?
NM : Valérie oui, un peu, mais moi non, même si j’adore !
EB : Après tout le documentaire, c’est aussi 25 photographies par seconde ! Merci à vous pour cet entretien !
Entrevue réalisée en mai 2021