L'image sonore : une entrevue avec Nicolas Becker

Emmanuel Bacquet nous ouvre les portes du monde fascinant de Nicolas Becker, un artiste dont la maîtrise sonore a marqué de nombreux films célèbres. Découvrez comment il crée des paysages sonores qui transforment notre expérience cinématographique.

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Emmanuel Bacquet : Nicolas Becker, vous êtes un créateur sonore reconnu internationalement, signant le son de très nombreux longs métrages, de La Haine au Pacte des loups, en passant par Harry Potter, Gravity, Kursk de Thomas Vinterberg et tout récemment Sound of Metal. Que ce soit pour le bruitage ou plus largement du design sonore du film. 

La série de courts films Populations en danger a été réalisée à partir de bancs-titres des photographies d’Alexis Cordesse, le travail de son doit être différent, avec des images fixes qui se succèdent ?

Nicolas Becker : Travailler sur un banc-titre, c’est beaucoup plus intéressant ! Par exemple je suis en train de faire un documentaire historique sur Magellan à partir d’illustrations en banc-titre, et quel bonheur de ne pas avoir de souci de synchronisme ! 70% du travail sur un film c’est un travail cognitif pour que le son et le film aillent ensemble, que le cerveau soit « OK » avec le synchronisme, avant qu’on puisse seulement commencer à raconter des choses avec le son.

Alors qu’à partir du moment où l’image est abstraite… par exemple je travaille avec un plasticien qui s’appelle Philippe Parreno, qui fait beaucoup d’images abstraites, étranges, et du coup le son que je fais, c’est davantage un son « potentiel » comme un son hors-champ ou un son inconnu… 

Dès que ça devient comme ça, plus libre, c’est plus intéressant parce que le cerveau est dans un territoire inconnu…

Une référence en la matière bien sûr c’est La Jetée, de Chris Marker !

 

EB : Quel souvenir avez-vous des films Populations en danger, avec tous ceux que vous avez faits depuis ?

NB : Je me souviens très bien, même si je l’ai perdu de vue, Alexis Cordesse était quelqu’un de très proche. Eyal Sivan aussi, j’avais d’ailleurs fait le son de son film qui s’appelait « Un spécialiste », le film d’après les archives du procès de Eichmann sous l’angle de Hannah Arendt, pour moi c’était un moment très important, c’est peut être le premier film sur lequel j’ai été Sound Designer. 

J’ai rencontré Alexis grâce à Eyal Sivan, et Alexis m’avait extrêmement impressionné, par son jeune âge alors qu’il avait vécu tant de situations de guerre. Je pense que c’est aussi personnel, parce que j’ai des grands-parents qui étaient résistants, et qui ont vraiment fait de la résistance au point qu’ils étaient très abîmés par la guerre, par les tortures notamment, ils faisaient partie de la bande du colonel Rémy qui étaient des gens un peu fous. Mon père est né dans une prison de la Gestapo… 

Donc ce côté-là portait beaucoup de questions sur la guerre : aller là-bas, se mettre en danger.  Et je me souviens très bien des récits d’Alexis, qui m’a raconté les deux ou trois fois où il a failli crever. 

Pour moi mes grands-parents c’étaient des héros, et du coup Alexis aussi c’était un peu un héros, un peu fou : partir tout jeune sur des théâtres de guerre et prendre autant de risques c’était un truc que je trouvais incroyable !

Au début il m’a dit « j’aimerais faire ça avec des sons » je lui avais acheté un des premiers « zooms » ces enregistreurs pas chers. 

Je lui ai dit voilà ce que tu fais : « de temps en temps tu enregistres des sons, en marge des photos, même si ce n’est pas la même temporalité ce n’est pas grave, après on construira un récit ». Donc les enregistrements qui sont utilisés sont ceux qu’il a faits sur place. Il y a eu aussi un peu de bruitage. Je me rappelle très bien de cette séquence avec un son de voiture, et que les photos en devenaient réelles…

J’avais lu un jour cette réflexion « Avec la photographie, on montre ce qu’on ne peut pas voir »… c’est rendre possible une lecture qu’on ne peut pas voir en temps réel, comme une perception différente : et en travaillant sur ces photos, avec du son, c’est un autre niveau, ça permet de s’arrêter sur un moment qui montre ce qu’on ne peut pas voir, et en lui associant le son qui reflète l’idée de la temporalité : sans temps, pas de son !

 

EB : Croyez-vous qu’il y ait des sensibilités différentes, suivant les gens : certains étant plus « rétiniens » d’autres davantage portés sur le son, sur l’écrit ?

NB : Ah oui j’en suis persuadé. Après on sait qu’au niveau cognitif, la rétine est plus forte que le reste, il y a des gens qui ont plus ou moins guidés par un de leurs sens… moi j’ai toujours été plus sensible au son !

Ce qui est très étonnant quand vous travaillez avec des équipes de cinéma, c’est que tout le monde est très calé : les costumiers voient tout ce qui se passe uniquement en fonction des costumes, les « chefs op » voient tout uniquement en fonction des éclairages ou des focales, et moi je suis là avec mes micros et je me dis « tiens, ici je vais pouvoir faire ça ou ça » … tout le monde a sa sensibilité développée à un point monstrueux.

Au niveau cognitif, tout le monde sur un tournage a des sensibilités vraiment étranges, c’est une sorte de collection de « freaks » et qui tous ensemble font un objet commun, le film, et chacun à travers sa pratique et sa passion a développé des sortes de superpouvoirs.

 

De temps en temps tu enregistres des sons, en marge des photos, même si ce n’est pas la même temporalité ce n’est pas grave, après on construira un récit.

 

EB : Est-ce que vous diriez qu’en photo comme en son il y a en commun de créer des univers sensibles qui ne passent pas par les mots ?

NB : Oui, pour moi le son, ce n’est pas le « storytelling »... il y a la voix bien sûr, qui est un son particulier… Mais moi je fais partie de ces gens qui, ado ou enfant, aimaient tellement les chansons des Beatles, qu’en grandissant, alors que j’avais pourtant la capacité de les traduire, j’ai continué à vouloir les recevoir en tant que « hauteur, couleur, de timbre »… et pas de sens.

Et d’ailleurs « l’empathie », ou « le charme », ce qui fait reconnaître quelqu’un, ce n’est pas le sens des mots, c’est la prosodie, la musicalité de la voix…

C’est une déformation, c’est sûr, ce que j’aime c’est un peu tout ce qui prête plus à confusion que le langage… j’aime bien faire du son parce que j’aime l’opacité qu’il y a là-dedans… (à la manière de Glissant sur « l’opacité »). Parce qu’on peut s’y perdre, c’est un univers personnel où tout n’est pas clair, tout n’est pas expliqué… c’est ce qui m’a plu avec le son : ce côté mystérieux des sons, des sons de la vie…

 

EB : Vous avez des projets en rapport avec l’art contemporain, et sur la photo, avez-vous eu d’autres projets avec des photographes ?

NB :  Je crois me souvenir avoir fait un travail sur des images fixes, avec Raymond Depardon, sur une exposition au Musée d’Art Moderne, un travail sur le désert et j’avais cherché avec lui sur ce thème… ça commence à remonter à longtemps. J’ai aussi travaillé sur son film Paris.

Et puis aussi j’ai bossé avec Salgado : c’est avec son fils Juliano Salgado qui co-réalisait que j’ai surtout travaillé. C’était un univers très beau. Moi, ce genre de proposition d’images très belles, ça m’emmène très loin… 

J’avais commencé à travailler avec Marcelline Delbecq, photographe et plasticienne, qui travaille beaucoup sur les potentiels des images…

C’est quelque chose que j’aimerais faire plus souvent : c’est ce que dit Godard quand il parle du film qu’il avait fait en relief (Adieu au langage, ndlr). On lui avait demandé pourquoi il faisait ce film en stéréoscopie, et il a répondu que parce que personne ne faisait plus de films en relief, il n’y avait pas de codes, et on y était libre. C’est vrai que je me sens dans cette situation où ce que j’ai envie de faire c’est d’aller dans ces endroits-là, d’avoir l’impression de travailler dans des territoires vierges, où on est complètement libre.

Même quand je travaille avec des plasticiens, l’histoire de l’art est un tel champ de mines, on ne peut pas faire un pas. La moindre couleur, le moindre geste est une référence….

 

EB : D’autres projets à venir ?

NB : Avec Philippe Parreno on essaie de faire quelque chose pour Arles avec la Fondation Luma, qui va être « bien barré ». Ce serait montré dès juin et pendant le festival de photo.

Même s’il ne faut pas vendre la peau de l’ours, je pense que ça va être vraiment spécial, et très intéressant.

Et il y a un opéra en projet, sur l’idée de faire dialoguer un orchestre, l’Ensemble Intercontemporain avec Ted Chiang comme librettiste (écrivain de science-fiction américain) et David Peterson qui créée des langages pour les films de science-fiction, mais aussi avec Brian Eno, et Marko Nikodijevic qui est un grand compositeur serbe…

Je viens juste de finir trois jours d’enregistrement avec Warren Ellis, violoniste, qui travaille avec Nick Cave, et qui a fait des musiques de film géniales notamment L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford.

Et je fais bientôt un concert avec l’orchestre de Radio France, je vais jouer plein d’instruments bizarres et créer des sons… une adaptation de Stevenson, de L’Île au trésor… 

Ah oui, je vais aussi certainement partir au Mexique travailler avec Alejandro González Iñárritu, mais c’est pas encore signé…

 

EB : Vous êtes une bête de travail, vous ne vous arrêtez jamais !

NB : Oui c’est un peu mon problème… Ça devient addictif… Moi j’adore ce que je fais… je suis fatigué, c’est sûr, j’ai même chopé une maladie chronique à trop travailler… mais ça a été mon rêve depuis l’enfance, de faire ce genre de projets alors maintenant que je le fais… je ne vais pas lâcher.

 

EB : Et avec le film Sound of Metal de Darius Marder vous êtes nommé pour les OSCARS, et déjà récompensé par le BAFTA du meilleur son ?

NB : Oui c’est un film très intéressant sur un musicien qui devient sourd, et c’était vraiment intéressant de travailler avec le chef opérateur pour trouver un langage commun sur le « point de vue » et « le point d’écoute ». On a travaillé très très proches l’un de l’autre avec le directeur de la photo, et on a réussi à créer des sensations organiques, assez proches de la réalité pour que les gens, quand ils sont « dans le film », se sentent pris au dépourvu. 

Un peu comme dans les films de Cassavetes quand il y a tellement de vitalité qu’on a l’impression qu’il y a plus de vie dans ses films que dans la vie en général. 

Je pense que ce film crée ce genre de moments de trouble. Le réalisateur est un type vraiment original qui a grandi dans une communauté Gurdjieff. C’est le premier film américain que je supervise, et entre l’Oscar et le Bafta, il y a tout ça qui me tombe dessus… Mais voilà avec le covid, c’est pas « en présentiel »… tout ça est donc un peu bizarre. D’ailleurs le film parle de ça aussi, de l’isolement, et c’est aussi pour ça qu’il est apprécié en ce moment, parce qu’il parle de résilience…

Mais bon c’est un peu comme si je ne le vivais pas vraiment : je ne vais pas à Los Angeles, je reçois des tweets pour me féliciter, mais il n’y a pas de fête, une semaine avant d’avoir gagné j’enregistre avec mon fils un message où je remercie… C’est vraiment bizarre, et pas très festif…

 

EB : On ne manquera pas de vous offrir une bière dès qu’on peut pour fêter l’Oscar, promis !

NB :  Merci ! J’ai pris beaucoup de plaisir à faire cette interview, bonne soirée !

 

Entrevue réalisée le 13 avril 2021

Crédit photo : Emmanuel Bacquet

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