L’inconfortable Monsieur Frank : une filmographie
Robert Frank n’a jamais fait beaucoup de concessions ; que ce soit au succès, au style, à la photographie elle-même.
Mais dans la forme de langage visuel qu’il a créée, photo et cinéma, dans cette forme d’écriture poétique, faite de fragments, de bribes, d’enthousiasmes immédiatement suivis de désespoirs, il a construit une œuvre singulière.
De sa voix tremblante enregistrée ‘off’, il est parfois d’une noirceur absolue sur les belles images de ses films, pour à l’inverse égrener des mots lumineux lorsque l’image est triste et déprimante.
Dans ses photos tardives nerveusement grattées à même l’émulsion il donnera l’impression d’une forme de saccage de l’image.
Par petites touches contrastées, dosant le chaud et le froid, le documentaire et la fiction, la contemplation et l’introspection, il semble guidé par la recherche d’une certaine vérité.
Une vérité humaine, ni belle, ni laide ; âpre et sincère.
Et encore précise-t-il : « il ne faut jamais croire un homme qui dit qu’il cherche à dire la vérité » :
Toujours faire un pas de côté, échapper aux clichés, autant que possible.
C’est la photographie qui le consacrera d’abord. Il quitte la Suisse natale pour les États-Unis. Remarqué par Brodovitch à ses débuts, il exercera même quelque temps comme photographe de mode junior chez Harper’s Bazaar.
Mais, et on le comprend d’autant mieux à l’aune de son travail futur, l’esthétique pour l’esthétique, ça n’est pas pour lui.
Il est davantage inspiré par Walker Evans, par une école photographique qui veut aller à la rencontre de la rudesse humaine, même si ça doit se faire aux dépens du cadrage élégant. Il s’éloignera donc très vite de ce milieu qu’il n’aime pas. Premiers détours pour lui.
Lui qui à 34 ans, terminera l’édition des Américains, ces 83 photographies devenues légendaires, met aussitôt après son Leica au placard.
Éditées par Robert Delpire dans le livre de 1958, ces images sont d’une apparence encore assez classique, mais par leur édition, leur regard cru sur la réalité, elles renvoient à tout, sauf à ce que l’Amérique des années 50 voulait voir d’elle-même.
Il ne veut pourtant plus de ce qu’il appelle « l’esthétisme » et veut parler aux gens à travers le viseur d’une caméra. « Les Américains c’était un grand voyage, dans un grand pays, mais photographiquement c’était un voyage très étroit. Sans détour » (1) dira-t-il plus tard.
Lui qui, peu de temps après, réalisera ce film devenu iconique de la Beat Generation, écrit par Jack Kerouac : Pull my Daisy, ne voudra qu’à la marge être associé à cette étiquette ‘beat’ qu’on lui colle sans relâche depuis.
« Je ne suis pas un beatnik! » dira-t-il agacé.
Ce premier film, en fait co-réalisé, n’est d’ailleurs pas forcément le plus important de sa filmographie, de son propre aveu (2).
Mais le poème filmé a un charme indéniable, et il était bien l’ami de Kerouac, et d’Allen Ginsberg. Leur poésie sans concession se retrouvera d’ailleurs en écho dans ses propres mots, scandés ou marmonnés, tout au long de ses films. Des années après, il travaillera aussi avec Patti Smith, digne descendante de la Beat Generation, réalisant le clip de Summer Cannibals.
Lui qui a aidé Jonas Mekas et John Cassavetes à fonder « Anthology Film Archive », cette cinémathèque des indépendants, s’est épanoui (si le mot a un sens pour lui) dans un cinéma underground, proche de Mekas, mais aussi de Stan Brakhage.
Il emprunte aussi à Godard, notamment pour l’usage du collage vidéo.
Godard dont il admire l'œuvre, mais dont il dit qu’il est plus intéressant de connaître ses films que de connaître l’homme. « Nos tempéraments sont tout à fait différents : c’est un intellectuel ».
Lui qui s’associe donc à ce que l’underground américain et la nouvelle vague réunie comptent d’intelligentsia, réfute absolument être un intellectuel.
Ici encore, comme avec la photographie, la Beat Generation, le cinéma underground, Robert Frank est l’homme des « pas de côté », des détours, de l’inconfort.
Il pratiquera encore la photographie, dans un va-et-vient avec le film, écrivant à même la gélatine, réalisant collages, polaroïds, photographies d’écran vidéo. Mais même si le succès tardif des Américains lui a finalement assuré des ressources qu’il n’a jamais eues sa vie durant, il est resté méfiant face au commerce du marché de l’art auquel ses photos se prêtent plus que ses films.
Aujourd’hui, deux ans après sa disparition, il n’est plus là pour grogner d’un air ennuyé ou désarçonner sèchement ceux qui viendront benoîtement vers lui avec des questions « prêt-à-penser ».
Son œuvre devra lui survivre.
Survivre seule à tout ce que l’Histoire comporte de ré-écriture et d’interprétations, et aussi survivre à la corrosion du temps ; affadissement, digestion par le marché de l’art, stéréotypes, culte de l’auteur, récupération…
Le meilleur moyen de rester fidèle à l’artiste est certainement d’accepter l’inconfortable complexité de son travail, de ne manquer aucun documentaire, et bien sûr aucun de ses livres, et de guetter les trop rares ressorties en salle de ses propres films.
Les films de Robert Frank :
PULL MY DAISY – 1959, 28’
16 mm, noir et blanc
Réalisé par Robert Frank et Alfred Leslie, basé sur la pièce « The Beat Generation » de Jack Kerouac, dont la voix accompagne le film. Le film est notamment interprété par Allen Ginsberg, Gregory Corso, Peter Orlovsky, Delphine Seyrig. On y aperçoit Pablo, le fils de Robert Frank.
THE SIN OF JESUS – 1961, 37’
35mm, noir et blanc
OK END HERE – 1963, 32’
35mm, noir et blanc
Un film influencé par Antonioni, et par la nouvelle vague française.
ME & MY BROTHER – 1965-68 91' remonté en version de 85 minutes
35mm, couleur et noir et blanc
CONVERSATIONS IN VERMONT – 1969, 26’
16mm, noir et blanc
Un des premiers films directement autobiographiques. Échanges et réflexions avec sa première femme, et ses enfants Pablo et Andrea. Tourné avant que la vie ne lui reprenne tout. Difficile de soutenir ce film sans tristesse.
LIFERAFT EARTH – 1969, 37’
16mm, couleur et noir et blanc
Ce film a été demandé à Frank par Stewart Brand, auteur et penseur américain, qui a été notamment l’auteur du « Whole Earth Catalog » la « bible » des communautés alternatives et des hippies. Accompagné de Danny Lyon, Frank filme les participants du happening collectif « the Hunger Show ».
ABOUT ME : A MUSICAL – 1971, 30’
16mm, noir et blanc
« My project was to make a film about Music in America » « Well, fuck the music. I just decided to make a film about myself ».
COCKSUCKER BLUES – 1972, 90’
16mm, couleur et noir et blanc
À la demande des Rolling Stones, Frank a filmé leur tournée américaine de 1972. Devant l’univers ‘sexe drogue et Rock’n Roll’, on est saisi par la dimension glauque et le désoeuvrement doré de ces stars filmées sans détours. Les Stones s’attendaient-ils à autre chose ? Certainement puisqu’ils ont longtemps interdit la diffusion du film, ce qui a ajouté encore à son mythe.
KEEP BUSY – 1975, 38mm
16mm, noir et blanc
"Il est important de ne pas négliger l’extérieur au profit de l’intérieur." Un petit groupe de gens vivent sur une île isolée près de Cap-Breton, au Canada.
LIFE DANCES ON – 1980, 30’
16mm, couleur et noir et blanc
ENERGY & HOW TO GET IT – 1981, 30’
16mm, noir et blanc
THIS SONG FOR JACK – 1983, 26’
16mm, noir et blanc
HOME IMPROVEMENTS – 1985, 29’
Vidéo couleur
Un journal visuel, qui associe fragments, objets filmés, et moments de vie.
CANDY MOUNTAIN – 1987, 91’
35mm, couleur
Ce road-movie accompagne le périple fictionnel d’un jeune new-yorkais à la recherche d’un fabricant de guitares. C’est l’occasion d’une errance musicale à la rencontre d’artistes jouant leur propre rôle : Tom Waits, Arto Lindsay, Leon Redbone, Arto Lindsay, Joe Strummer…
HUNTER – 1989, 37’
16mm, couleur et noir et blanc
RUN – 1989, 3'35''
Vidéoclip pour la chanson « Run » du groupe New Order. Frank tourne le dos aux règles du genre, et tourne le vidéoclip sans à peine écouter la chanson ou chercher à être synchro avec quoi que ce soit, paroles ou rythme.
C'EST VRAI ! (ONE HOUR) – 1990, 60’
Vidéo couleur
LAST SUPPER – 1992, 50'
16mm, couleur
MOVING PICTURES – 1994, 16’30''
Vidéo couleur, noir et blanc et muet
Un des films préférés de Frank, qui articule film et photographie.
Une réflexion sur la mémoire, sur le fragment, sur la mort…
THE PRESENT – 1996, 27’
Vidéo / 35mm, couleur
Un journal vidéo, où Frank alterne les réflexions, les pensées parfois amusées (effacer « memory »), les références à sa fille Andrea et son fils Pablo disparus tous deux, les plans vidéos sur les corbeaux en Nouvelle-Écosse… La caméra, peut-être plus qu’un moyen de tenir un journal, semble ici davantage être un moyen de tenir, d’être en prise avec les choses qui s’échappent.
SUMMER CANNIBALS – 1996, 5’
Le vidéoclip du titre éponyme de Patti Smith
FLAMINGO – 1996, 5’
Vidéo noir et blanc
WHAT I REMEMBER FROM MY VISIT (WITH STIEGLITZ) – 1998, 7’
Vidéo couleur
Un jeu en compagnie du photographe français Jérôme Sother, où Frank et son épouse June Leaf jouent au vieux Stieglitz et son épouse Georgia O’Keefe auxquels rend visite un jeune en quête de révélation.
SAN YU – 2000, 27’
Vidéo et 35mm, couleur et noir et blanc
PAPER ROUTE – 2002, 23’
Vidéo, couleur
Une vidéo sur les départs et les retours. Robert Frank accompagne Bobby Mc Millan dans une errance nocturne autour de la petite ville de Mabou, où il vit.
TRUE STORY – 2004, 26’
Vidéo, couleur et noir et blanc
TUNNEL – 2005, 4’
Vidéo, couleur et noir et blanc
Ce dernier film avait été commandé pour célébrer le percement du troisième plus long tunnel au monde, en Suisse… évidemment, il ne sera pas utilisé par ses commanditaires. Vache emmenée à l’abattoir, fragments filmés… Tout au plus s’empare-t-il de la notion de tunnel comme symbole d’une réflexion sur la création.
1 : Le présent de Robert Frank : photographie et films, Anne Bertrand, d’une certaine manière éditions, La Rochelle (F) ISBN 978-2-917583-03-6
2 : Frank Films, The Film and Video Work of Robert Frank, Brigitta Burger-Utzer, Stefan Grisseman Steidl Verlag, 2009. ISBN 978-3-86521-815-5
Emmanuel Bacquet, juillet 2021
Les photos sont tirées du film
Leaving Home Coming Home
réalisé en 2004 par Gerald Fox