Le tirage photographique : Entrevue avec Bernard Plossu
Avec Bernard Plossu, qui s’épanche généralement peu, chaque parole révèle pourtant la cohérence d’un regard très pensé, et traversé de références esthétiques. DK2R a eu la chance de l’interroger sur le tirage, et ses réponses prolongent ce sujet central de l’acte photographique.
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Emmanuel Bacquet : Bernard Plossu, quelle part attribuez-vous au tirage dans votre écriture photographique ?
Bernard Plossu : Sans tirage, pas de photos, c'est tout dire ! Bien sûr que c'est très important, le tirage !
Mais dans mon cas, je souhaite une sorte de "normalité discrète", surtout pas un trop beau tirage qui fonce le ciel ou accentue le drame ! Ce serait dramatiquement le contraire de ce que je cherche à dire ! (comme de la mauvaise musique de film, qui dit quoi penser : ça se démode si vite !)
En noir et blanc, des gris subtils et doux, pour ne pas faire d'effet (Gauguin disait : "Les effets, ça fait bien, ça fait de l'effet") et en couleur, le procédé Fresson, qui est mat, me permet cette même discrétion de l'image une fois tirée.
EB : Avez-vous déjà tiré vous-même vos images ?
BP : J'ai tiré, apprenant seul dans la salle de bains, mais qu'est ce que je tire mal !!! Bon, j'en retrouve des vieux et ils sont OK, c'est à dire propres, mais j'ai abandonné en rentrant du Sahel, je n'arrivais pas à tirer les contrastes de lumière trop forts. Donc j'ai abandonné, et grâce à cela, j'ai pu donner tout mon temps à la prise de vues, aux voyages photographiques, à la création des images. Mais quand je donne mes négas à tirer, je sais exactement ce que je veux en obtenir .
Les photographes américains tirent presque tous leurs photos, alors qu’en Europe, on trouve des Doisneau, des Boubat et des Henri Cartier-Bresson tirés par leurs tireurs.
Pour moi, le tireur est mon partenaire incontournable, mon frère d'âme ; sans lui, les photos n'existeraient pas !
EB : Vous travaillez de façon suivie avec le même tireur, Guillaume Geneste, et dans le cas de votre travail en couleur, l’atelier Fresson. De quelle façon, pour vous, se passe la collaboration avec un tireur ? intervenez-vous souvent, aimez-vous être surpris ?
BP : J'ai travaillé avec Salaün, avec Yvon le Marlec, et maintenant en N et B avec Françoise Nuñez à la maison, et avec Guillaume Geneste depuis de nombreuses années, tireur et grand ami. En couleur, avec la famille Fresson depuis 1967, et à un moment avec le regretté Benny Karmazine. Et maintenant, premiers essais avec des jets d'encre mats ! à suivre …
Au fait ; au cinéma, les réalisateurs filmaient, ils ne développaient pas les films !
Ils filmaient, mais leurs cameramen, sur les génériques, ne sont jamais cités en aussi grand que les metteurs en scène et les acteurs : Pourquoi ? C'est injuste !
EB : Comment décririez-vous l’esthétique propre au procédé Fresson ?
BP : Je ne sais quoi dire sur une esthétique du Fresson ! En ce qui me concerne, c'est-à-dire mes photos, je dirais que ce qui me plait est que c'est :
- mat et pas brillant
- pas spectaculaire
- discret et ainsi le tirage parle bien de ce qui est photographié
EB : Votre dernier livre, aux éditions Textuel, se nomme « Tirages Fresson » c’est un bel hommage de votre part, mais ce titre atteste aussi la forte personnalité du procédé (et de ceux qui le font exister). Diriez-vous que plus que jamais, vos tirages Fresson sont une création « à quatre mains » ?
BP : Oui travailler avec Fresson est un travail à quatre mains, bien sûr !
La prise de vue et sa traduction. Je dirais ça de tout bon tireur !
EB : Si le procédé Fresson n’existait pas, comment envisageriez-vous la couleur dans vos photographies ?
BP : Comme dès le début de mon métier j'ai travaillé avec Fresson, je n'ai jamais pensé à cette question !
À un moment, pour les tirages couleur des stretches de Kodak, j'ai travaillé avec Benny Karmazine : de bons tirages mats, mais sans "le grain" Fresson !
Maintenant, il y a les tirages jets d'encre mats qui s'en rapprochent le plus.
EB : Vous est-il déjà arrivé d’imaginer à l’avance le tirage au moment de la prise de vue ?
BP : Oui ça m'arrive au moment de la prise de vue de me dire : ça fera un beau Fresson, bien sûr.
Et même des fois devant un paysage dont pourtant je ne fais pas de photo, je me dis : "quel beau Fresson".
EB : Le tirage Fresson semble échapper aux injonctions de l’époque de dématérialisation numérique, de précision, d'instantanéité, de consommation… y voyez-vous une forme de résistance ?
BP : Oui le tirage Fresson est un acte de résistance, très bien dit !
Tout comme le choix de garder l'argentique comme langage, ou un vieil appareil comme mes vieux Nikkormats, qui ont la moitié de mon âge !
Les tirages Fresson sont faits lentement, doucement , respectueusement, rien à voir avec l'insupportable faux bonheur des smartphones et autres numériques avec lesquels ont peut faire 600 photos : pour quoi faire ? 36, c'est bien assez pour l'intelligence de ce langage !
Bernard Plossu, décembre 2020