Les jambes de Saint Pierre : entrevue avec Dominique Roland
Dominique Roland, auteur du film Les Jambes de Saint-Pierre, a réalisé ici une œuvre originale et érudite sur l’art de Pierre Molinier. Rien d’étonnant de la part de ce passionné, également directeur du Centre des arts d’Enghien-les-Bains. Il nous explique ici la genèse de ce film.
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Emmanuel Bacquet : Vous avez réalisé un film érudit et intime sur cet « ange noir » de la photographie qu’était Pierre Molinier, reconstituant minutieusement son univers : comment est né ce film, qu’est-ce qui vous a mené vers ce photographe ?
Dominique Roland : Année 1977. Pierre Molinier décédait, et cette même année je préparais mon diplôme à l’Ecole des Beaux-Arts de Bordeaux. J’entendais parler de lui depuis 1973, sans avoir jamais osé l’approcher. À partir de cette époque, je devais débuter une série de films documentaires orientés vers l’art et la culture. Un ami artiste photographe originaire de Bordeaux (Jean Michel Fauquet), m’avait encouragé à réaliser ce film. Ce qui m’a alors motivé reposait sur cette difficulté de Bordeaux ‘’la belle endormie’’, à révéler ses artistes plasticiens, et encore moins Molinier, à la réputation sulfureuse. D'où cette phrase : ‘’les Bordelais sont de tous temps tiraillés entre l’irrésistible envie de paraître, et la nécessité de dissimuler’’. Les Bordelais n'ont-ils pas tourné le dos durant trois siècles à leurs fleuves, mémoire de la traite négrière, puis face à ceux qui semblaient faire trop de vagues.
EB : Comment avez-vous procédé pour réunir tant d’éléments de décors, d’archives ? Avez-vous travaillé avec la famille, les proches de Molinier ?
DR : Tout commence par une enquête sur les circonstances sur la mort de Molinier, et en particulier ma rencontre avec sa fille Françoise, arrivée sur les lieux du drame. J’ai reconstitué avec elle la scène et son décor à l’aide d’un croquis. Puis nous avons ensemble tenté de replacer l’ensemble du décor (meubles, objets, pistolet, photographies, accessoires) tel que Molinier l’avait laissé. J’ai ensuite eu accès (avec l’autorisation de F. Molinier) aux photographies réalisées par l’identité judiciaire au soir du drame. Celles-ci m’ont été données par ce service, heureux de s’en débarrasser. J’ai parallèlement rencontré des amis de l’artiste parmi lesquels : les frères Donzel (voisins dans les années 1970), l’écrivain Pierre Bourgeade (auteur de “Les Immortelles” / voir certains passages inspirés de Molinier), Jean-Pierre Bouyxou (auteur d’un film avec la participation de Molinier, et intitulé : “Satan bouche un coin”), Jean-Luc Mercier (éditeur spécialiste sur Molinier, possédant une grande partie des œuvres de Molinier), Kamel Mennour (galeriste)… la liste est longue !
EB : Pierre Molinier, par sa pratique et par son concept “Chamanique”, a pratiqué une photographie révélant l’invisible, une photographie irréelle. Comment décririez-vous la place qu’il occupe dans l’histoire des arts et de la photographie ?
DR : Chez Pierre Molinier, l’œuvre et la vie du personnage se confondent, en quelque sorte en miroir. Je veux dire autant par la performance (transformisme), que par l’aboutissement d’un montage photo. Chez Molinier, son centre de gravité est lui-même, et l’univers à 360 degrés, celui de son atelier. Comme il le dit lui-même : “ j’ai fait ma carrière dans la liberté de mon individu”. Il est intéressant ici de voir que lui-même n’a pas fait une grande carrière internationale, alors que son œuvre a parcouru le monde, y compris aujourd’hui dans de très belles collections. Certes André Breton lui a ouvert la notoriété du mouvement surréaliste, mais en même temps tout est parti entre eux sur un malentendu. Je m’explique. L’œuvre principale de Molinier se fonde sur ses photomontages, tandis que sa peinture (jusqu'en 1958), plus “classique” se rattache à des influences symbolistes (Gustave Moreau), voire expressionnistes (1946/48). Or André Breton préférait la peinture de Molinier, et pour ainsi dire, pas sa photographie. Je pense que l’œuvre (photomontages) de Molinier a réellement influencé des artistes du Body Art. Rappelons que des artistes comme Cindy Sherman notamment, possèdent quelques pièces de Molinier (photomontages) dans leurs collections.
EB : Dominique Roland vous êtes aussi le créateur et le directeur du Centre des arts d’Enghien-les-Bains, quelle place la photographie tient-elle dans votre programmation ou vos formations ? Plus largement, quelle place pensez-vous que la photographie ait dans les pratiques artistiques de demain ?
DR : J’ai présenté entre les années 2002 et 2008, plusieurs expositions consacrées à la photographie, principalement des monographies, accompagnées de publications parmi lesquelles : Carlos Saura “Años de juventud”, Jean Michel Fauquet, Dolorès Marat, Bernard Privat, Tazio Secchiaroli (photographe de Fellini), Ettore Scola.
La programmation a été orientée progressivement vers la photographie numérique, et la vidéo (arts visuels) avec notamment : Alex Verhaest, Nicky Assmann, Jan Robert Leegte, Miguel Chevalier, Maurice Benayoun…
EB : Avez-vous d’autres projets de films ou d’exposition consacrés à un aspect de la photographie ?
DR : Projet de film en cours, “Un cabaret sous les étoiles”, film documentaire sur le légendaire cabaret TROPICANA traversé par l’histoire de Cuba d’avant et après la révolution.
Une exposition dans le cadre de l’année de la France au Japon en 2021 (non déterminée). Le CDA vient d’être sélectionné officiellement par l’Institut Français.
Dominique Roland, janvier 2021