Mémoire, traces et jeux d'ombre de l'œuvre de Gerda Taro par Camille Ménager

Historienne de formation, la réalisatrice Camille Ménager exhume le récit de personnes oubliées de l'Histoire, qui sont bien souvent des femmes. Dans cet entretien elle nous raconte son intérêt pour la couverture visuelle des conflits, qui l'a menée vers la guerre d'Espagne et la découverte de Gerda Taro. 

 

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Zoé Isle de Beauchaine : Parlez-nous de votre travail de réalisatrice, vous vous intéressez à l’Histoire et à ses femmes.

Camille Ménager : Plus qu’aux femmes, je m’intéresse aux personnes oubliées ou méconnues de notre histoire collective. Or longtemps ce furent les femmes qu’on a mis de côté. De fait, aujourd’hui, ce sont souvent des parcours de femmes qu’il me semble intéressant de faire ressurgir. Mais les questions de postérité ne sont pas seulement liées au genre, et parmi les photographes par exemple, il y aussi des itinéraires masculins qui m’intéressent! Dans le cas de Gerda Taro, sa proximité avec Robert Capa et le fait qu’il ait eu après coup une postérité quasi écrasante a évidemment été un élément intéressant à interroger. Ce sont largement les questions de mémoire, de traces, de jeux d'ombre entre les faits historiques et la façon dont ils résonnent aujourd'hui, qui m'intéressent.



ZB : Comment avez-vous découvert Gerda Taro ?

CM : J’étais intéressée par l’histoire de l’image de guerre, par son évolution au gré des avancées techniques et de la transformation des modes de conflit. La guerre d’Espagne est à ce titre un moment important, où évolue à la fois l’accès au front - si on le compare notamment à la Première Guerre mondiale - et le matériel de prise de vue : en photographie on a désormais des petits appareils, plus légers, plus rapides, avec lesquels on peut aller au plus près de l’action : le Leica notamment n’existe que depuis quelques années quand le coup d’état plonge l’Espagne dans la guerre. Parmi les photographes de cette guerre je connaissais les clichés de Capa, certains de Chim, mais pas ceux de Taro. C’est la nouvelle de la découverte de la « valise mexicaine » qui m’a permis de découvrir son existence et qui m’a fait m’interroger sur sa présence en Espagne. Elle y a été très peu de temps (un an, en plusieurs voyages), et a pourtant fourni une série d’images très fortes.
 

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ZB : En quoi son œuvre se démarque de celle d’autres photojournalistes de l’époque ?

CM : Si j’en crois les spécialistes de la photo de guerre en Espagne, c’est son rapport assez proche de la mort et des atrocités de la guerre qui la démarque un peu des autres. Bien entendu ce n’est pas une science exacte, car si on regarde toutes les photos de tous les photographes passés par l’Espagne, elle n’est pas la seule à aller photographier des cadavres et des blessés. Je dirais aussi qu’elle a un côté « jusqu’au-boutiste », quand elle commence une série elle continue jusqu’à ce qu’elle ait la bonne image. De cela on se rend compte quand on plonge dans les négatifs de la valise mexicaine. Elle semble aimer prendre des images dans l'action. Après, on peut trouver aussi des points communs aux photographes de ce temps. Notamment avec Capa avec lequel elle a exploré les mêmes moments de la guerre, en tout cas au tout début de leur présence sur place.

ZB : La couverture de la guerre civile espagnole est importante car elle marque l’arrivée des petits formats qui ont révolutionné la manière de photographier. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

CM : Effectivement, Taro photographie au Rolleifleix puis au Leica. Avec le premier ce sont ses premières photos, en format carré (6x6 cm), avec l'autre (l'ancien de Capa, semble-t-il) les photos de l'année 1937, rectangulaires (24x36 mm, plus petit). L'arrivée des petits formats change tout. Auparavant il fallait être posé longtemps dans la scène pour pouvoir la fixer sur la pellicule, là on peut utiliser un appareil tout petit, donc pas encombrant, assez robuste, et qui du coup modifie profondément, et pour longtemps, l'attitude des photographes, qui peuvent du coup se rapprocher au plus près du conflit. Or c'est ça qui les motive, montrer cette guerre, dénoncer l'agression franquiste. Le matériel reste conséquent, on voit par exemple que Gerda Taro est décrite comme marchant avec son trépied lourd, dans un article de l'époque, et évidemment la "couverture" de la guerre entre la chaleur, la poussière, et le danger, reste difficile, mais pour autant elle n'a rien à voir avec la guerre précédente, si on prend l'exemple de la Première Guerre mondiale.
 

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ZB : L’oubli des femmes photographes est un véritable fléau. Pour Gerda Taro, celui-ci est aussi lié au fait qu’elle n’avait pas de famille pour valoriser l’héritage de son œuvre. Robert Capa n’a-t-il pas essayé de faire quelque chose à ce sujet ? De mettre en avant son travail photographique ? Reconnaissait-il le rôle qu’elle a joué pour sa reconnaissance en tant que photographe ?

CM : Il est trop difficile de parler pour lui. Pour ce qu’on en sait, il a été dévasté par sa disparition, et puis on peut penser que le contexte de l’époque n’a pas aidé à se poser, à rassembler les clichés, les trier, etc. Il faut bien se rendre compte que le rapport à la photo à l’époque est très différent d’aujourd’hui. Il a fallu quelques années, notamment la création de Magnum, pour que soient organisées les archives. Auparavant, tout est assez dispersé, et si l’on se réfère à la « valise mexicaine » par exemple, les négatifs étaient rangés par événement, non pas par nom, donc le travail de chaque photographe était mêlé et organisé en fonction de ce qui était pris en photo. Pour en revenir à Capa, après la mort de Taro il est perpétuellement en mouvement, entre la fin de la guerre, la Chine, l’émigration aux Etats-Unis, le retour en France en guerre, l’Afrique du nord, le Débarquement, bref ça ne s’arrête pas. Et lui-même meurt relativement tôt, en 1954. On peut très bien imager qu’il appréciait son travail à elle, puisqu’ils partent ensemble très tôt en Espagne, dès août 1936, et qu’ils cheminent ensemble. Elle est publiée dans de grands magazines, même si elle n’a pas la même postérité que lui. Mais elle n’a photographié qu’un an ! Personnellement je ne crois pas du tout qu’il ait nié quoique ce soit ; ils étaient emportés par les événements, plus occupés à prendre leurs images et essayer de les vendre que d’organiser leur reconnaissance personnelle.


ZB : Que serait devenue Gerda Taro si elle n’était pas morte à 27 ans ?

CM : Je l’imagine avoir continué à couvrir tous les conflits, bien trop nombreux, de la planète ! Continué à prendre des risques, et peut-être avoir perdu la vie sur un autre terrain de guerre, encore plus lointain, comme ses compagnons de lutte Capa et Chim. J’aurais adoré la rencontrer au soir de sa vie, pour l’écouter raconter !

 

Entrevue réalisée en septembre 2024
Les photos sont tirées du film Sur les traces de Gerda Taro
réalisé en 2020 par Camille Ménager

Le film lié à cet article

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57’
Sur les traces de Gerda Taro

Une femme dans l'ombre de l'Histoire de la photographie.