Saul Leiter : les leçons de vie d’un homme nuancé

   De Saul Leiter, on a redécouvert l’œuvre, avec ses photographies de rue mises en lumière dans les années 1990.
Les photos de New York qu’il fit dès 1948 lui ont valu dans les dernières années de sa vie, une renommée importante, notamment pour son usage de la couleur.

Pourtant, dans le film que Tomas Leach lui a consacré, il casse volontiers lui-même le mythe du pionnier de la couleur, « proche du mouvement pictural de l’expressionnisme abstrait ». 

 

   Il dit : « J’ai été décrit comme un pionnier, je n’ai pas l’impression d’en être un, beaucoup de gens faisaient de la couleur … si vous connaissez un peu la photographie, vous comprendrez que ça n’a rien d’exceptionnel ».
Puis « peut-être que je fais partie d’un petit groupe… je ne sais pas, je m’en fiche (rires)».

 

   Il y a sans doute un peu de fausse modestie dans ces mots.
Mais certainement une authentique méfiance envers les idées toutes faites et les étiquettes. 
Cet homme discret était bien sûr gêné de se voir ériger une statue de son vivant. Mais il connaissait aussi le sens des mots, et sans modestie excessive, n’acceptait pas le manque de nuance, y compris dans ses éloges.
Et il a certainement eu cette défiance toute sa vie, le tenant à l’écart des reconnaissances faciles et des mondanités.

   Il n’y a pourtant pas non plus de ce que l’on pourrait appeler le syndrome « Vivian Maier ».
À la différence de cette photographe, ses œuvres n’ont pas été découvertes après sa mort.
Les premières photos de rue de Saul Leiter ont en effet été reconnues et exposées de son vivant, et même, alors qu’il n’a que 29 ans, au MoMA, avec l’exposition Always the young strangers.
Et c’est bien la photographie qui l’a fait vivre professionnellement toute sa vie.

   Saul Leiter est né à Pittsburgh en 1923. Il est un des fils d’un rabbin renommé, « une lumière dans la diaspora » selon Saul. Mais ce dernier est quelque peu oppressé par cette figure tutélaire. 
Leiter entame pourtant de brillantes études de théologie à Cleveland, suivant ainsi la volonté de son père.
Mais il décide à 23 ans d’interrompre ces études, et de se retourner contre ce destin tracé d’avance. En 1946 il quitte donc Cleveland pour New York et se consacre à la peinture. 

   À plusieurs reprises quand il évoque son père, on saisit la dureté de la désapprobation qu’il a endurée.
Saul Leiter emploie d’ailleurs ce délicieux et triste euphémisme « la famille Leiter n’était pas tellement familière avec la notion de bonté ».
On peut donc imaginer la rupture et la libération ressentie par le jeune homme qu’il fut, arrivant seul à New York, et devenant bientôt ami avec les milieux de l’avant-garde picturale.

   C’est dans cette nouvelle vie qu’il découvre en 1947 au MoMA les photographies d’Henri Cartier-Bresson, qui auront sur lui un impact décisif.
C’est aussi dans ces années à New York que l’un de ses amis, le peintre Richard Pousette-Dart l’aurait encouragé à photographier.  
Le fait est que ces premières années new-yorkaises l’ont amené à photographier et à peindre, en étant proche du mouvement pictural de l’expressionnisme abstrait, et en croisant régulièrement les figures célèbres de cette avant-garde. 

 

Pictural 

   En tant que photographe, il est facile de relever dans ses premiers travaux, même en noir et blanc, une technique d’aplats presque picturale, obtenus à travers divers moyens.

   En premier lieu par des décadrages audacieux faisant la part belle aux « surfaces » dans les compositions, l’humain n’apparaissant parfois qu’à la marge, comme un motif plus que comme un sujet.
Effets picturaux encore, par la prise de vues à travers des vitres embuées ou couvertes de pluie, créant une texture, des coulures sur la surface de vision. 
Dans certaines photographies on peut évoquer les zips de Barnett Newman, tant les aplats des ombres au premier plan ne laissent apparaître la réalité « photographique » que sous forme de fente zébrant l’image.
Mais il y a plus encore ; l’emploi de cadrages serrés perturbant la relation des plans successifs, les lumières étales qui aplatissent les volumes, la neige et ses grandes zones blanches rappelant la toile vierge… 
Ajoutons encore à tout cela le rendu des couleurs propres aux films des années 50, qu’il utilisait parfois périmés par besoin d’économies.

   Le regard de Saul est pictural et tend à l’abstraction, du moins par cette approche plastique.

   Mais il tenait, quand on évoque cette « picturalité » dans sa photographie, à rappeler une différence fondamentale : 

 

En photo on trouve quelque chose, en peinture on fait quelque chose.
Saul Leiter

 

   Est-ce par besoin d’humilité ici encore ? Ou une authentique volonté de ne pas « auto-théoriser » sa propre pratique ? (ce qui, soit dit en passant, est devenu depuis la norme)
Il donne en partie la réponse dans une discussion avec Vince Aletti peu de temps avant sa mort : 
« je suis très suspicieux de l’analyse des œuvres d’art, car les explications qu’on développe après ne sont pas les vraies raisons ».

 

New York School

   Cherchons donc ailleurs, car au-delà de la forme, il y a la « street photography », et il y a New York.

La ville est, au moment où Saul Leiter la photographie, au cœur d’un renouveau fondamental de la photographie de rue. 
Ce renouveau, Gilles Mora le qualifie de « révolution visuelle », dans l’exposition au pavillon populaire de Montpellier qu’il lui consacre ; New York School Show.
Il reprend ce terme que l’historienne de la photographie Jane Livingston avait défini en 1990. (1) (2)

   Une « école de New York », qualifiée donc a posteriori, presque récemment : si les différents protagonistes se connaissaient parfois, ils ont davantage « fait école » par une certaine convergence de leurs techniques et de leur vision, que par un discours collectif affirmé. 

   Ce bouillonnement créatif, il serait erroné de l’aborder par la technique, notamment l’avènement des nouveaux appareils incarnés par le Leica. Ces appareils étaient plus légers que les Graflex et autres Speed Graphic qui étaient encore en vogue dans les années trente. 
Il y eut aussi la mise au point par Kodak des pellicules plus sensibles, y compris en couleur.

   La technique a participé au renouveau, mais c’est à la marge qu’elle a soutenu l’évolution esthétique engagée par ailleurs.
Les contre-plongées sont certes devenues plus faciles, les « images à la sauvette » en basse lumière aussi, mais le changement du regard, lui, s’enracine ailleurs.

   Car le début des années trente marquait un autre tournant. Saul Leiter n’était pas encore photographe, mais les évènements qui précédaient sa pratique allaient modifier profondément la donne.

   En 1929 le Krach de New York sonna la fin d’une époque, et à sa suite la grande dépression fit naître une vague de misère sans précédent.

   Les photographes ne pouvaient dès lors plus romantiser le monde moderne industriel et ses beaux panaches de fumée.
Aussi élégantes qu’aient été les productions de Camera Work et les somptueuses héliogravures de Stieglitz dépeignant « la cité de l’ambition », la ville moderne prenait maintenant un visage de dureté qu’il fallait refléter.
Certes il y avait déjà, avant la crise, les travaux qu’on pourrait dire « sociaux » de Jacob Riis, de Thomas Annan, puis plus tard du jeune Lewis Hine ou de Paul Strand.
On était cependant encore dans une esthétique très posée, une misère des rues réelle mais pittoresque, et reléguée aux « quartiers pauvres » que les photographes documentaient en anthropologues. 

   Avec la grande dépression, la misère s’était répandue partout, et pour nombre de photographes américains des années trente, il y eut prise de conscience humaniste, rupture esthétique, et même engagement politique. 
On a développé « le goût des autres » et pris comme sujet les « petites gens » dans leur vie ordinaire.
Certains photographes étaient regroupés par la Photo League, cette association socialement très active, qui périra d’ailleurs à l’aube des années 50, accusée par le FBI d’être une association communiste.

 

Vous ne voulez pas que votre travail découle de l'art ; vous voulez qu'il commence avec la vie, et elle est dans la rue maintenant.
Walker Evans (3)

 

   Les noms évoqués ici feront forcément une liste bien incomplète des photographes américains (ou autrichiens, suisses…) photographiant la rue à New York.

   Il y eut Berenice Abbott, bien sûr, et son projet « Changing New York ». Il y eut évidemment Walker Evans et son style « documentaire ». (Aux États-Unis, alors, le constat documentaire est en lui-même un choix humaniste, très différent de ce qu’en Europe on appellera l’humanisme en photographie.)
A leur suite, de très nombreux noms ont continué d’écrire les pages de cette photographie de rue new-yorkaise, chacun différemment. 
Avec Lisette Model, Ben Shahn, Lee Friedlander, Garry Winogrand, Diane Arbus, William Klein, Gordon Parks, Roy DeCarava, Robert Frank, Saul Leiter… la pulsation de New York s’exprime dans une liberté formelle, une instantanéité libératrice. 

   Autant de jeux avec les reflets, autant d’ombres portées, de regards caméra, qui ont insufflé la vie de la rue, et mis en scène le ballet des petites gens sur la scène de la ville.

   La musique aussi battait un nouveau rythme ; le bebop trépidait dans tous les clubs.
En 1948 à New York, alors que Saul débarque valises à la main, naissait même le Cool dont Miles Davis élabore les toutes premières notes avec Gil Evans. 
Saul Leiter photographiera Davis quelques années plus tard, mais ce fut d’abord à cette rue new-yorkaise qu’il va consacrer ces premières années. 

   Il allait synthétiser à sa façon toutes les avancées de cette époque ; se livrer aux audaces formelles, en cadrant les personnages anonymes dans la rue, les deux étant désormais acceptés.
Et il allait choisir la couleur quand il le pouvait.
Toute cette modernité s’est inscrite sans fanfare dans son univers poétique feutré, délicat et coloré. 

   Saul Leiter allait continuer ainsi pendant au moins vingt ans de photographier son quartier.

 

Toutes les vies de Saul Leiter

   Mais qu’est-ce qui a donc empêché le photographe de faire connaître sa photographie de rue plus largement ? 
Eh bien pour commencer… sa photographie d’illustration et son engagement commercial !

   De façon surprenante c’est Robert Frank, photographe critique des Américains, qui présentera Saul Leiter à Alexey Brodovitch, directeur artistique d’Harper’s Bazaar. 
Mais l’engagement « commercial » de Saul Leiter viendra d’abord d’Henry Wolf pour le magazine Esquire.
Il faudrait ici nuancer pour rester fidèle à ce monsieur si peu radical, lui-même si nuancé dans sa perception du monde. 
Car dans ce travail de mode qu’on pourrait dire « commercial » avec une pointe de condescendance, il a toujours investi une part de création en parfaite harmonie avec lui-même. 
Si stylistiquement ses photos de commande ne relèvent pas de la street photography, et davantage de portraits, de corps féminins, elles n’en sont pas moins le prolongement de ses recherches et de son regard. 
Elles lui ont apporté une reconnaissance personnelle (et payé ses factures) pendant une vingtaine d’années.

   Durant toute sa vie, il a aussi continué à dessiner, peindre, et remplir des carnets de croquis.
Ses références sont aussi à chercher chez Bonnard ou Vuillard, qu’il admirait, comme le rappelait Agnès Sire lors de l’exposition Leiter à la Fondation Henri Cartier-Bresson. (4)

   Mais il y a une autre raison dans sa négligence à « conquérir le monde », en imposant ses œuvres : il s’est toujours méfié des gens trop sûrs d’eux, trop sûrs de faire œuvre.
Il disait aussi volontiers qu’il était trop conscient de l’histoire de l’art pour mettre en avant son travail.

   Mais surtout, et c’est sans doute la plus belle « Lesson in Life » de Saul Leiter ; s’il s’est tenu loin d’être un artiste à l’égo dévorant, c’est qu’il s’est soucié de laisser dans sa vie de la place pour les autres, les amis… et une femme. 

 

 « il y a des gens qui sacrifient tout pour le succès, moi non, j’attache plus d’importance à l’idée qu’il y aurait quelqu’un qui m’aimerait et que je pourrais aimer » confia-t-il à Vince Aletti avec l’emploi pudique d’un conditionnel très hypothétique. (5)

 

   Soames Bantry n’avait pourtant rien d’une hypothèse ; elle a partagé durant quarante ans la vie du photographe.
Et Saul Leiter aurait tant voulu partager sa reconnaissance artistique avec son amie, artiste-peintre elle aussi.

   Il l’a finalement fait en 2012 au travers de sa dernière exposition rétrospective à Hambourg, dix ans après que sa muse soit décédée. Le photographe a voulu réserver une salle de son exposition, pour rendre hommage à Soames Bantry.

   Une partie de l’exposition sobrement intitulée « For Soames with Love, Saul »

 

Emmanuel Bacquet, avril 2021

 

Notes :

1/ https://www.montpellier.fr/506-les-expos-du-pavillon-populaire-a-montpellier.htm

2/ The New York School : Photographs 1936 - 1963, Jane Livingstone, Stewart, Tabori and Chang - Eastman Kodak, 1992

3/ Walker Evans, Le Secret de la photographie. Entretien avec Leslie Katz, Éditions du Centre Pompidou, 2017, p. 35.

4/ Saul Leiter, catalogue d’exposition, Agnès Sire, Steidl Verlag, 2008

5/ Saul Leiter, conversation avec Vince Aletti, 22 mai 2013, School of Visual Arts NYC https://www.youtube.com/watch?v=GLUwFf4iv9E

6/ Saul Leiter, Retrospektiv, Kehrer Verlag, 2012

Le film lié à cet article

Saul Leiter - In no Great Hurry. COVERjpeg
75’
Saul Leiter | In No Great Hurry

Une immersion dans l'atelier new-yorkais d’un maître de la photo.