Still Not There : une entrevue avec Arno Rafael Minkkinen

C’est un artiste majeur de la photographie, exposé internationalement à de nombreuses reprises, collectionné par les plus grands musées. Arno Rafael Minkkinen revient pour DK2R sur son univers, à travers un premier entretien exceptionnel, mêlant réflexions esthétiques et personnelles. Le tout orné de ce que Michel Tournier a appelé un « friselis » d’humour, érudit et tendre.

 

Emmanuel Bacquet : Arno Rafael Minkkinen, Still Not There: A Quarter Century of Self-Portraiture* est le titre intégral du film de Kimmo Koskela. N’y a-t-il pas une ironie dans ce titre qui semble être à double sens ; il renvoie à la fois à l’immobilité et à l’absence. Est-ce bien le cas ?

Arno Rafael Minkkinen : Immobile, dans le sens d’inamovible, serait une interprétation intéressante du titre, mais il faudrait alors une virgule après le mot « still » comme dans « Still, Not There ». Avec la ponctuation, « still » renverrait alors à la stasis**, ce à quoi vous faisiez peut-être référence, et donc pour le moins à une curieuse boîte de Pandore. La comparaison entre l’image photographique fixe et l’image en mouvement apparaît dans une séquence du film lorsqu’un négatif est plaqué sur la fenêtre d’un train en marche. 

Mais, si je m’autorise cette audace n’étant pas philosophe (et n’ayant étudié cette discipline qu’en première année d’université), je situerais la signification de « Still Not There » à l’orée du concept d’Être-au-monde forgé par Martin Heidegger (Sein und Zeit, Être et Temps, 1927).

L’une des questions fondamentales que pose la phénoménologie, affirme Heidegger, est « Gibt es etwas? Y a-t-il quelque chose? »                  

Selon moi, la formulation « Still Not There » fait écho à cette question d’importance en posant que quoi que représente le « There » de notre titre, il n’est pas encore présent, pas encore formé.

L’absence est donc tangible et peut être encore plus précisément éprouvée en citant Søren Kierkegaard : « On doit vivre sa vie en regardant devant soi, mais on ne la comprend qu'en regardant en arrière ».
Heidegger définit l’Être comme ayant la conscience d’être présent dans un continuum passé, présent, avenir, exactement ce à quoi renvoie le titre Être et Temps.

Dans notre titre, la partie « Still Not » suggère l’avenir. Après tout, « Being » est le gérondif du verbe « To Be ». Le gérondif s’inscrit dans le temps, on est en train de nager, de rêver, de mourir. « Still Not » court-circuite le gérondif en affirmant : « See you later, alligator » (« On se voit plus tard »).

D’autre part, si « There » advient ce serait dans le domaine du néant, là où règnent « la culpabilité et l’anxiété » puisque Heidegger envisage la part d’inconnu que l’avenir inclut nécessairement. Mais le film tente d’inverser cette ligne de pensée en faisant, a contrario, un creuset du passé pour appréhender « There » comme un acte de découverte de soi. À rebours. 

Est-ce que je veux vraiment savoir ce qu’est « There »? Pour briser le mystère? Pour me rendre compte que les étoiles dans le ciel n’étaient que des larmes dans mes yeux? Kierkegaard voudrait nous faire découvrir la réponse par un « saut de la foi » dans un avenir avec Dieu, pour ma part j’espère découvrir « There » dans le cours même de l’existence ; et si cela signifie ne jamais le découvrir, découvrir que le néant est en fait comme un océan sans fin de quelque chose, au moins serai-je à même de laisser derrière moi des photographies comme autant de pointillés pour les générations à venir au long du rivage de mon imagination.

 

EB : Il y a aussi une présence très importante à la nature. Pouvez-vous nous parler du « paysage humain » ?

ARM : Dans une scène de Still Not There je décris la profondeur de l’eau sous la glace tandis que je m’éloigne toujours plus du rivage. Je compte sur la certitude que la glace peut me porter sans se briser jusqu’à ce qu’arrive le moment où elle se met soudain à crier: « Tu pèses trop lourd, tu me fais mal ». C’est un son primaire venu des couches inférieures, le craquement de la glace, comme le déroulement des anneaux d’un serpent à sonnette, j’imagine, juste avant qu’il ne frappe.
La fracture est soudaine. On présume que le corps s’est déjà enfoncé sous la surface, hors de vue, bientôt ce sera la noyade. Mais l’esprit trouve le moyen de réagir, la tête jaillit d’abord tel le périscope d’un sous-marin pour embrasser le panorama avant d’accepter son inéluctable destin et de consentir à la disparition du corps.

 

Image ITV Minkkinen 01

 

Plus que toute autre chose, c’est la nature qui guide et régit mon travail photographique. La nature est le pilote, le cartographe, le despote qui gouverne mon trépied, l’objectif, l’ouverture et l'obturateur. Dans le film, nous avons ajouté la dimension temporelle de mon travail avec la nature en présentant pour la première fois mon travail vidéo. En me penchant quasi exclusivement sur la connaissance expérientielle de la nature je suis devenu son chronomètre, un visiteur intermittent, parfois même un tricheur, et finalement une sorte de roi vaincu, emporté par le vent, voguant vers l’exil à la poupe d’un bateau sans rame.
Les séquences consacrées à la mise en scène fonctionnent comme des pauses publicitaires en mode « être dans la nature » et entrecoupent les plus longs segments autobiographiques de la partie documentaire.

 

EB : Un autre quart de siècle s’est écoulé ; comment a évolué votre rapport à la photographie ? Votre philosophie repose-t-elle toujours sur la pensée que « L’art c’est le risque rendu visible » ? Ou, comme vous l’écriviez pour Optic Nerve (Nerf optique), votre exposition à Arles en référence à la maxime de Descartes: « Je vois donc je suis » ?

ARM : En effet. Le public doit voir le risque que nous sommes prêts à courir pour produire l’art que nous fabriquons. Il ne suffit pas de le dire. Il faut que le travail lui-même le reflète, que ce ne soit pas juste un mot d’artiste, un sujet de conférence ou les termes d’un critique. Prendre un risque sur le plan artistique c’est viser l’originalité. Sans sortir des sentiers battus, on risque peu.

Voir plutôt que penser c’est faire de l’expérience phénoménologique un mode de vie. C’est « le corps percevant », pour reprendre Maurice Merleau-Ponty (Heidegger et Merleau-Ponty sont cités dans un essai écrit par Keith F. Davis pour la biographie récemment parue Minkkinen [Kehrer, 2019|2020]).

Mais il m’arrive parfois de penser à la cécité et de me demander, au cas où cela m’arriverait, si j’appellerais Descartes pour qu’il m’autorise à réviser une fois de plus sa maxime en : « Je touche, donc je suis ». J’en doute. Pour paraphraser ma mère qui a vécu ses dernières années en maison de retraite, je dirais au personnel: « N’allumez pas la télévision. J’ai vu tant de choses bien plus intéressantes durant ma vie ».

 

EB : Utilisez-vous toujours le Pentax moyen format et un déclencheur à distance (puisqu’il n’y a plus de film Polaroïd) ? Utilisez-vous ou avez-vous parfois utilisé la couleur ?

ARM : En cinquante années de photographie, on pourrait dire que j’ai eu beaucoup de casquettes, mais en effet toujours avec la même cravate, mon déclencheur à distance. J’ai commencé avec une chambre Linhof 4x5, transmise par mon père, la Ferrari des appareils qui m’a aidé à décrocher le travail de rédacteur que j’ai effectué dans les années 1970 sur Madison Avenue pour le compte des appareils Minolta. Tenir cet appareil entre mes mains était comme tenir la main d’un premier flirt, tout aussi excitant que terrifiant.

Pendant les vingt-cinq premières années de ma pratique photographique, j’ai utilisé le Minolta SR-T 101 35mm et rapidement les films Polaroid Type 55 PN dans le Linhof et les films Kodak et Ilford dans un Minolta Autocord. Le Pentax 6x7 s’est imposé à partir du milieu des années 1990 jusqu’en 2012 où j’ai décidé d’opter pour le Canon DSLR avec des cartes mémoire que je n’efface jamais (pour que le fichier Raw témoigne qu’il n’y a aucun trucage).

C’est toujours moi qui photographie, quasiment jamais avec un assistant. Ce qui renforce bien sûr la difficulté des prises de vue. Puisque personne ne regarde dans le viseur, pas même moi, ça a toujours été Noël dans la chambre noire.
Quand on est son propre sujet, on est toujours disponible. Et on peut maîtriser l’inconfort ou la douleur ; on ne nuit à personne.
Quant à la couleur, c’est lié au fait de ne pas vouloir d’assistant. Je suis timide, et puis arrive le moment de se déshabiller. Je me sentirais d’autant plus nu sachant que c’est un film couleur.

 

EB : Qu’avez-vous appris des maîtres comme Harry Callahan et Aaron Siskind dont vous avez été l’élève ? Êtes-vous ami avec des photographes contemporains ?

ARM : Pendant ma licence, j’ai étudié avec Thomas Kendris, un très respecté professeur d’anglais au Wagner College de Staten Island. Lors de la première heure de travail avec lui, il m’a rendu le texte d’une nouvelle que j’avais écrite entièrement maculé de corrections en rouge, comme si du sang avait ruisselé de son stylo. J’étais sûr que c’en était fini pour moi de mes études d’anglais. Mais le Dr Kendris s’est contenté de me regarder dans les yeux, de tirer une longue bouffée de sa pipe, et me dit j’avais la trempe d’un écrivain. Intitulée A Study in Red Undies (Étude en sous-vêtements rouges), l’histoire était celle de deux amants qui, s’étant endormis à la cime d’une montagne, se réveillaient face à un lever de soleil écarlate. Tout en bas de ma copie figurait un A majuscule en rouge.
C’est cette année-là que mon père est brutalement décédé d’un infarctus. J’étais censé devenir pasteur. L’impact de mon père sur ma vie, outre m’avoir appris à jouer aux échecs, est de m’avoir incité à devenir missionnaire au Japon comme son propre père l’avait été, mais lui, mon père – qui est d’ailleurs le personnage de Seppo dans The Rain House (La Maison de pluie) – avait été versé dans la cavalerie finlandaise ; puis, plus tard, le rêve américain nous avait conduits à Brooklyn. J’ai incarné son rêve jusqu’à ce que j’entre à l’université et que dans un trop bref appel téléphonique je lui dise que je croyais plus en James Joyce qu’en Jésus-Christ. Il est mort d’un infarctus deux ans après cette nouvelle décevante.
Quatre ans plus tard, la photographie entrait dans ma vie. J’aime à penser que mon père constaterait que j’ai finalement choisi un sacerdoce, puisque mon travail a toujours été focalisé sur un paradis que Dieu dans la Bible aurait dû situer sur notre planète terre.

À la Rhode Island School of Design, Harry Callahan a remplacé le Dr Kendris qui avait remplacé mon père à la disparition de mon père. Aaron Siskind, comme l’a fait Callahan, m’a encouragé à constituer un portfolio intitulé White Underpants (Culotte blanche), comme un ballon d’essai pour tester les courants photographique de l’époque.

Au fil du temps, les personnes dont l’impact sur ma vie est comparable à celui qu’a eu Harry Callahan ont été Robert Frank, pour m’avoir conforté dans la pertinence de ma vision du monde ; Robert Pujade et Michel Tournier, pour avoir  repéré les fondements fantastiques et philosophiques de mes autoportraits ; Sally Mann qui n’a jamais cessé d’être, malgré la distance géographique, une très chère âme sœur ; A.D. Coleman, le premier à avoir écrit publiquement sur mon travail ; Wayne Beach, qui a été chercher l’auteur en moi pour lui montrer que tout scénario requiert un fil d’Ariane ; et aussi Alan Lightman, Keith F. Davis, et Vicki Goldberg, auteurs dont les essais m’ont convaincu que la philosophie courait toujours dans mes veines, qu’on pouvait considérer que mon œuvre  photographique aurait in fine réalisé les rêves de mon père.
 

EB : Le film est une réussite qu’on peut ressentir et voir comme l’accomplissement d’une collaboration créative entre Kimmo Koskela et vous. Plutôt qu’un film sur un artiste, il s’agit d’un duo visuel ou d’une sonate à quatre mains et par conséquent nous en apprend beaucoup sur votre photographie. Avez-vous éprouvé du plaisir à le faire ?

ARM : Plus que du plaisir, c’était une aventure comme je n’en avais jamais encore connue à l’époque. Mon rôle consistait à concevoir les photographies, à les exécuter comme je le fais habituellement – des autoportraits sans assistance et des performances en prise directe avec la nature – tandis que celui de Kimmo, en tant que cinéaste, était de traduire les idées à l’écran de manière étonnante pour en faire des images animées, puis de monter ces séquences dans le corps du film. Michel Tournier a fourni les fondations esthétiques et historiographiques sur lesquelles le film a été construit.

 

EB : Le site de la société de production mentionne les racines profondes et le sens de l’humour que Kimmo Koskela et vous partagez (évoquant le magnifique partenariat des frères Coen). Ce sens de l’humour vivifiant qui affleure dans le film est-il l’émanation de « l’âme finlandaise » ? Plus largement, vous sentez-vous proche d’autres artistes finlandais comme Arto Paasilinna ?

ARM : Dans le champ de la photographie, j’ai eu la chance d’avoir été le premier enseignant officiel et souvent le principal contact de beaucoup de photographes finlandais d’importance quand ils étaient étudiants, soit à la Aalto University (où l’enseignement de la photographie n’a pas cessé depuis les années 1970) soit au Lahti Design Institute à Lahti, en Finlande. Ayant enseigné dès que j’ai obtenu mon diplôme, je dois avouer que j’étais encore très étudiant moi-même, pratiquant une pédagogie fondée sur l’attention particulière vouée à chaque élève en opposition aux cours magistraux en amphithéâtre. Parmi ces anciens étudiants des années 1970 et 1980, pour n’en citer que quelques-uns, figurent les photographes Jorma Puranen, Stefan Bremer, Raakel Kuukka, Veli Granö, Pekka Turunen et, en effet, Kimmo Koskela. À partir des années 1990, citons parmi beaucoup d’autres : Elina Brotherus, Aino Kannisto, et Santeri Tuori qui font partie de l’École de Helsinki.
Concernant Paasilinna, seuls deux de ses ouvrages ont été traduits en anglais. Son roman le plus célèbre, The Year of the Hare (Le Lièvre de Vatanen), puisque vous m’y avez fait penser, sera bientôt à nouveau sur ma table de chevet. Je n’ai jamais eu le plaisir de rencontrer l’homme.

 

EB : Nous brûlons de découvrir votre long métrage, The Rain House, un projet commun avec Kimmo Koskela. 

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Ce sera votre premier film en tant que scénariste et réalisateur. Que pouvez-vous nous dire du projet et de son avancement ?

ARM : Dans une prochaine édition, je serai ravi de vous en dire plus sur le film, une histoire d’amour et d’apprentissage sur les hauts et les bas d’une famille finlandaise immigrée à Brooklyn à la poursuite du rêve américain.


© Arno Rafael Minkkinen, 2021
Traduit de l’anglais par Emma Bajac

 

* Still Not There: A Quarter Century of Self-Portraiture (1996)

Le titre peut être traduit par : Toujours pas là, un quart de siècle d’autoportrait.
Mais le terme « Still » peut aussi renvoyer à l’image photographique fixe. On parle de « Still Images » en opposition à l’image animée des films par exemple.
De même « There » renvoie également à l’être-là, l’être-au-monde.
C’est justement cette polysémie qui est ici débattue.

** Du grec stásis (nom féminin).
1. Action de poser debout, de dresserpose.
2. Action de se tenirstabilitéfixité. La place où quelque chose se tient, le lieu.

Le film lié à cet article

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49’
Still Not There, Arno Rafael Minkkinen

La nudité comme expression artistique : le voyage de Minkkinen.